PROFESSION AVENTURIER
ET SI NOUS NOUS INTÉRESSIONS DANS CE NUMÉRO NON PAS À UNE OU UN AVENTURIER CÉLÈBRE MAIS À L’ARCHÉTYPE DE L’AVENTURIER? À L’AVENTURIER EN GÉNÉRAL QUI ENGLOBE LES AVENTURIERS DE CHAIR ET DE SANG COMME ALEXANDRA DAVID-NÉEL ET RICHARD BYRD, AINSI QUE CEUX AFFRONTANT D’INNOMBRABLES DANGERS AU CINÉMA ET DANS NOS PARTIES DE JEU DE RÔLE.
Partir à l’aventure
L’aventurier a abandonné la vie douillette et tranquille du foyer pour se consacrer à la vie d’aventure et ne cesse de parcourir le monde pour accomplir des quêtes dont il ressort transformé. Il a sauté le pas et a réussi à franchir l’espace séparant celui qui vit quelques aventures de temps en temps pour pimenter sa vie de celui qui vit pour et par l’aventure, à un tel point qu’il est, pour reprendre la formule de Vladimir Jankélévitch (Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux, ed. Champs essais), un professionnel des aventures. Cet aventurier de métier s’y consacre tout entier jusqu’à en faire le but ultime de son existence. Examinons ensemble ce «métier» pas comme les autres pour mieux en apprécier les contours et les difficultés.
Refuser l’aventure?
Tout ne va pas de soi pour le professionnel de l’aventure. C’est un dur métier et il ne serait pas surprenant que même les plus braves aventuriers se mettent à hésiter face aux dangers ponctuant inévitablement les périlleuses aventures.
Souvenez-vous des réactions de Bilbo lorsque Gandalf lui proposa de l’accompagner dans une grande aventure: «Je regrette! Je ne veux aucune aventure, merci bien. Pas aujourd’hui, non. Mais passez prendre le thé – quand vous voudrez!» Et les exemples d’hésitation ou de refus sont innombrables: dans Game of Thrones, Ned Stark commence par refuser de devenir la main du roi; dans Blade Runner, Deckard doit carrément se faire arrêter pour se voir confier une mission par un chef de police certain qu’il ne serait pas venu s’il lui avait demandé! Cela n’empêchera d’ailleurs pas Deckard de refuser à nouveau cette mission dangereuse en rappelant à deux reprises qu’il ne travaille plus ici… avant d’y être contraint.
Être un professionnel de l’aventure n’empêche donc pas d’hésiter, voir même de refuser l’aventure, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Le refus, bien que moins présent dans les parties de jeu de rôle que dans la littérature et le cinéma (nous reviendrons sur cette différence), est en réalité une partie constituante de l’aventure. Mais pourquoi ce paradoxe d’un aventurier refusant ou du moins hésitant à s’engager dans l’aventure? Le véritable aventurier ne serait-il pas plutôt celui qui fonce tête baissée pour braver le danger?
Hésiter ou refuser c’est montrer que le personnage a pris conscience de la dangerosité de l’aventure à venir, qu’il en a pris la mesure. Quoiqu’en pense Gros Bill, une aventure n’est pas une partie de plaisir, n’est pas et ne sera jamais la promenade tranquille de personnages surpuissants dans un donjon ne présentant aucune réelle difficulté. Sans danger, pas de prise de risque. Et sans prise de risque pas d’aventure. Accepter une quête sans hésitation, sans se poser de question serait donc la marque d’une fausse aventure, d’une aventure qui n’en a que le nom, trahissant en réalité routine et / ou absence de défi (les deux allant d’ailleurs souvent main dans la main). Si les quêtes et aventures s’enchaînent avec facilité c’est que l’aventure est devenue routine, soit le contraire de ce qui est recherché!
Récapitulons ensemble: plus le refus de l’aventure est fort et plus la quête s’annonce dangereuse, marque d’une issue incertaine, d’une perte possible de la vie. Mais s’il refuse définitivement il n’y a pas d’aventure. Il faut donc que l’enjeu de la quête soit suffisamment motivant pour contraindre l’aventurier à surmonter ses appréhensions et ses peurs.
Tout risquer
N’écoutant que son courage, l’aventurier conscient des dangers surmonte son appréhension causée par la possibilité de la perte pour s’engager malgré sa peur légitime dans l’aventure, sachant désormais qu’il peut ne pas en revenir indemne. L’aventurier met en jeu son corps, en essayant de déjouer des pièges mortels et en affrontant des ennemis terribles, sa réputation, et même son esprit dans la lecture d’un livre maudit dans L’Appel de Cthulhu, sans garantie de les retrouver tels qu’ils étaient au départ. C’est la possibilité même de la perte qui à la fois cause l’appréhension et constitue l’horizon de l’aventure. L’aventurier c’est celui qui surmonte ses craintes et accepte la possibilité de tout perdre : ses possessions, sa réputation, et jusqu’à sa vie même. Dans nos parties de jeu de rôle le risque n’est pas réel (même dans le GN le plus immersif possible, la lance ne vous transpercera pas le flanc) mais symbolique : c’est votre personnage qui le prend et c’est votre réluctance en l’incarnant qui sera la mesure à la fois de sa valeur et de la difficulté de l’aventure. Qu’elle soit symbolique n’empêche pas la mort d’être essentielle à l’aventure, car c’est elle qui transforme une simple balade de santé en une aventure digne de ce nom. Il faut donc être mortel pour pouvoir courir l’aventure, n’en déplaise à Gros Bill qui s’efforce de se placer par avance à la limite de l’invincibilité.
Le paradoxe de l’aventurier
Sans cette possibilité de perte, l’aventurier se retrouve dans le régime de la facilité, décapite gobelin après gobelin et risque de se retrouver face à un danger bien plus grand que la possibilité de mourir: l’ennui. L’ennui est le négatif de l’aventure, ce qui guette toute aventure mal calibrée. Des antagonistes trop faciles à vaincre ou une absence de défis intellectuels et d’énigmes à résoudre, et ce qui s’annonçait comme une aventure palpitante devient balade insignifiante, déjà promise à l’oubli, gagnée avant même d’être commencée. Et c’est ici qu’un second paradoxe de l’aventurier commence à poindre: le tragique de l’aventurier pourrait paradoxalement être d’enchaîner les aventures, de ne vivre que sous le régime de l’aventure extraordinaire, d’embrasser pleinement la profession d’aventurier. Car dans ce cas l’extraordinaire deviendrait l’ordinaire et ne constituerait plus une aventure en tant que telle. Pour éviter d’en arriver là, il faut apprendre à se ménager : deux cuillérées de temps mort, une lichette d’histoires autour du feu et l’aventure retrouvera sa saveur. Gloire soit rendue aux (trop) rares jeux qui font la part belle à la non aventure, au temps calme, Aventures en Terre du Milieu en tête. C’est une dimension qui gagnerait à être développée dans L’Appel de Cthulhu et autres jeux horrifiques.
Il faut aussi moduler la nature de l’aventure elle-même et adapter son challenge aux capacités ou niveau de l’aventurier. Si en début de carrière sauver une fillette des griffes de ceux qui l’ont kidnappée prend tout son sens, il n’en va pas de même en fin de carrière, car cela devient trop facile. Des enjeux épiques démesurés comme la sauvegarde d’un continent ou l’affrontement d’un dieu doivent se présenter pour que l’aventure ne cesse pas d’être une aventure.
L’aventurier évitant et dépassant ces écueils serait un alchimiste de la vie arrivant à accomplir l’impossible: transmuer la répétition quotidienne de l’aventure en une création continue de nouveauté. L’aventurier serait celui qui transforme l’ordinaire en extraordinaire, et en ce sens, nous fournit un modèle pour devenir nous aussi des aventuriers de la vie moderne.
Eric Dédalus.
LA VOCATION D’AVENTURIER
Être un aventurier peut certainement être une profession. Cela peut aussi être une initiation. Au point d’ailleurs que dans le milieu geek, et plus spécifiquement rôliste, il est parfois difficile de parler d’aventure sans parler de Joseph Campbell et du Voyage du héros, source d’inspiration inépuisable de notre ami George Lucas. D’accord, mais en vrai, ça veut dire quoi, que l’aventure est une initiation? Comment on fait pour le jouer quand ça nous arrive?
L’initiation est un vaste sujet, d’essence ésotérique. Il présuppose en outre que pour le comprendre, il faut le vivre. L’initiation, c’est comme la Matrice, on ne peut pas l’expliquer, on peut juste en faire l’expérience. Du coup, si vous voulez incarner un PJ qui vit de façon initiatique son aventure, le seul vrai bon conseil qu’on peut vous donner, c’est de vivre une initiation IRL (bonne chance). À défaut, il y a quand même quelques combines pour approcher le caractère initiatique d’une aventure:
• Une aventure initiatique, ça permet d’apprendre à se connaître; on se révèle à soi-même. Un aventurier initié prend conscience de ses qualités, de ses défauts et de son véritable caractère. La confrontation au danger agit comme un puissant révélateur, pour le meilleur et pour le pire. Au plus simple, tâchez de mettre en scène une crise existentielle lorsque votre personnage frise les 0 PdV.
• Une aventure initiatique permet de prendre conscience de sa force, et de ses forces. Comme le met en scène l’épisode L’ennemi intérieur de Star Trek: TOS, l’initiation permet de mettre à jour ses forces cachées, y compris « obscures », et de prendre conscience de son pouvoir, dans ce que celui-ci peut avoir de lumineux mais aussi de négatif. Notamment si vous jouez un personnage « lambda » (un investigateur de l’AdC ou un personnage débutant de Warhammer), il peut être intéressant de mettre en scène ce passage d’un monsieur ou madame tout le monde un peu dépassé-e par les événements à un aventurier maître de lui-même et confiant dans sa capacité à infléchir le destin.
• Une aventure initiatique a aussi un effet incroyable, elle permet de se relier à quelque chose de plus grand que soi: un idéal, une cause, une spiritualité, etc. Souvent (toujours?), ceux et celles qui font cette expérience en retirent une force et une confiance incroyables, ils ne se battent plus uniquement pour eux-mêmes, mais pour quelque chose qui nous dépasse. Cet aspect de l’aventure initiatique peut vous permettre de justifier un exploit surhumain (ou presque), une endurance hors du commun ou la capacité de résister à l’indicible.
Bien sûr, une aventure initiatique est aussi une douleur. Parce qu’elle propulse dans un état d’esprit si différent de celui qu’on avait avant l’aventure, elle fait douter, parfois même de sa santé mentale. Comme elle constitue une expérience qui ne vaut que pour celui qui la vit, elle confronte nécessairement à une forme de solitude. Celle-ci peut être amoindrie par la fraternité des armes chère aux aventuriers, mais rien ne permettra d’échapper au dialogue intérieur, parfois difficile, que l’aventure initiatique suppose. Par ailleurs, quelle que soit la puissance (cathartique?) d’un combat final, l’initiation ne se résume jamais à un seul instant. C’est un processus du temps long, qui dure toute une vie (et peut-être au-delà!).
Vous aurez compris que toutes ces réflexions m’intéressent beaucoup. L’aventure, ce qu’elle représente comme symbole et l’effet qu’elle peut avoir sur nous me passionne, et cet intérêt est l’un des moteurs qui me pousse dans le travail sur mon prochain jeu, Avalon, qui met en scène des agents d’élite dans un contexte de guerre froide, mais dont le sujet ne se limite pas à une succession de missions impossibles. Avalon s’intéresse aussi à l’aventure initiatique et invite les PJ à chercher au creux du danger une part d’eux-mêmes.
(Pour l’instant, Avalon n’a pas d’éditeur, mais si vous voulez être tenu informé, vous pouvez vous connecter à sa page officielle Facebook.)
Arnaud Cuidet.
DU CINÉMA AU JEU DE RÔLE
Le refus du héros est présent dans chaque scénario de cinéma (ou devrait l’être et je vous renvoie pour approfondir ce point à l’excellent The Writer’s Journey, Mythic structures for writers de Christopher Vogler). Il est cependant moins évident, sinon absent des parties de jeu de rôle. D’où vient cette différence et que nous apprend-elle? Un scénario de jeu de rôle n’est d’une part pas détaillé comme peut l’être un scénario de cinéma, et surtout, les réactions des personnages aux situations prévues par le scénario ne sont pas déjà écrites. Or le refus de l’aventure est une réaction du personnage qui pressent la dangerosité de la situation qu’il doit affronter. Elle n’est donc pas explicitement prévue dans le déroulé du scénario. Si elle n’est pas forcément présente, c’est donc moins parce qu’elle n’aurait pas de sens dans un scénario de jeu de rôle que parce qu’il incombe aux joueurs eux-mêmes de l’intégrer dans leur roleplay. L’hésitation ou le refus sont tout aussi important dans un film que dans une partie de jeu de rôle.