EDMOND LOCARD
LE SORCIER POSITIVISTE DU CRIME
EDMOND LOCARD EN QUELQUES DATES
1902: Il devient à 25 ans l’élève du célèbre Lacassagne, le fondateur de l’anthropologie criminelle.
1908: Il fait un stage à Paris auprès du non moins célèbre Bertillon.
1910: Il crée l’ancêtre du laboratoire de police scientifique dans le Palais de justice de Lyon.
1920: Parution chez l’éditeur Ernest Flammarion de L’enquête criminelle et les Méthodes scientifiques.
ENFIN! FINIE LA CIRCULATION! LE COMMISSAIRE A ACCEPTÉ MA DEMANDE D’AFFECTATION AU BUREAU DE POLICE SCIENTIFIQUE D’EDMOND LOCARD, À QUI ON DOIT L’ARRESTATION DE NOMBREUX CRIMINELS ET LA RÉSOLUTION D’AFFAIRES QUI SEMBLAIENT IMPOSSIBLES. SON PETIT LIVRE L’ENQUÊTE CRIMINELLE ET LES MÉTHODES SCIENTIFIQUES EN POCHE, JE M’AVANCE VERS SON BUREAU. UN PEU SURPRIS, ET M’ATTENDANT À CE QUE CE SOIT PLUS GRAND, JE TOQUE FÉBRILEMENT À LA PORTE…
Un intellectuel de terrain
«Entrez! Ah, c’est vous la nouvelle recrue? Je suppose que vous avez…»
La sonnerie du téléphone retentit. Locard décroche.
«Monsieur Locard?
— Lui-même.
— Commissaire de la police ferroviaire de Perrache à l’appareil. Je viens d’être informé de la découverte d’une femme ligotée dans un des wagons du train de la ligne Lyon Ambérieu. Nous avons détaché le wagon pour ne pas retarder le train et avons bien pris soin de ne toucher à rien et de ne laisser rentrer personne comme vous l’avez recommandé dans votre circulaire préfectorale de mars 1910. Pouvez-vous nous envoyer un de vos agents ou…
— Excellent commissaire! Vous avez bien fait de ne toucher à rien. J’arrive immédiatement avec une nouvelle recrue. Où se trouve le wagon?
— Aux Brotteaux.»
Clic.
«Eh bien, jeune homme, j’espère que vous avez attentivement étudié le petit manuel car c’est vous qui allez conduire l’investigation!
— Quoi? Moi, mais je…
— Pas de “mais” jeune homme! En route!»
En une petite dizaine de minutes à peine, nous étions sur place. En entrant dans le wagon nous vîmes d’abord la moue rassurante qu’affichait le médecin nous disant «Plus de peur que de mal! » Pourtant, à en juger par l’expression de la victime regardant autour d’elle avec épouvante, comme si l’agresseur eût pu par quelque prodige sortir d’entre nous pour l’étrangler, je vis immédiatement qu’elle était en état de choc!
Le commissaire de police ferroviaire s’approcha et nous fit un excellent résumé en quelques instants: «Le chef de gare a entendu des gémissements en passant devant un wagon de troisième classe. Il a aussitôt ouvert la portière et a vu dans le compartiment la femme que voici, étendue sur l’une des banquettes, un large bâillon sur le visage, les bras, le corps et les jambes entourés d’une corde qui, en tours innombrables, s’enroulait de la tête aux chevilles.» Le médecin s’avança et précisa «Je me suis permis d’enlever le bâillon pour ne pas laisser cette malheureuse s’étouffer. Tenez, le voici.» Il nous tendit une espèce de châle en ajoutant: «Sa vie n’était d’ailleurs pas en danger immédiat car il était enroulé autour de la tête sans être fixé.» Locard se fendit d’un large sourire en m’invitant d’un geste à conduire l’enquête criminelle.
Une victime loquace
Je commençais par aller interroger la victime. Quelles que fussent mes questions, elle répondait par des gémissements et des soupirs, puis par des monosyllabes avant d’énoncer quelques phrases obscures, hachées de cris, tout en jetant des regards empreints d’une terreur panique. Je décidai de la laisser se remettre de ses émotions, et je me mis à inspecter le wagon à la recherche d’un indice à analyser. Je trouvai sans peine une bouteille de chloroforme sous la banquette, indice corroborant la thèse de l’agression. Il me restait encore à trouver le motif. Je retournai l’interroger pour cela, prenant soin de lui parler doucement pour la rassurer. Elle finit enfin par se confier, m’expliquant qu’elle travaillait dans une ferme et qu’elle était aujourd’hui venue à Lyon toucher pour le compte de ses employeurs le prix d’animaux vendus. Les sanglots reprirent… Après s’être calmée elle continua son récit toujours entrecoupé de sanglots: sa course faite, elle était montée dans le train à Perrache et, au moment où la locomotive démarrait, un homme ouvrit le couloir. Il avait sauté sur elle à l’instant où le train s’engageait sur le viaduc du Rhône, l’avait prise à la gorge et lui avait fait respirer le contenu d’une bouteille. Elle s’était aussitôt évanouie pour se réveiller ligotée et volée. Je lui demandais aussitôt de me décrire l’agresseur et notais soigneusement le portrait qu’elle me fournit. J’avais le mobile et une description de l’agresseur. C’était bien suffisant!
Je me retournais fièrement vers Locard qui m’attendait à l’entrée du wagon, lui tendant le portrait parlé tout en lui résumant mes conclusions. «Cet homme ne peut pas être loin, il faut immédiatement alerter les agents pour le retrouver!»
Les témoignages muets
Il se contenta de m’entraîner dans le couloir avec un air visiblement dépité. «Votre enquête est un désastre!» Reprenons tout ensemble…
— Le meilleur témoin est un témoin muet. N’oubliez jamais cela! Excepté le fait qu’elle travaille dans une ferme, pas un mot de cette pauvre fille n’est vrai! Ne vous basez jamais sur les suppositions d’un témoin ou d’une victime, fût-il en sanglot ! Gardez votre esprit vierge pour ne pas compromettre votre analyse.
— N’avez-vous pas lu qu’il faut pousser l’interrogatoire jusqu’aux petits détails insignifiants? Le témoin ou le suspect ne tardera pas, s’il brode, à donner des indications invraisemblables ou controuvées.
— Comment avez-vous tenu cette bouteille de chloroforme? Vous auriez pu effacer de précieux indices en superposant vos empreintes à celles du – ou de la – coupable. Il faut toujours prendre un flacon en mettant l’index sur le goulot et l’autre sur le culot pour éviter d’effacer toute empreinte! Toujours! Observez bien comment on prélève une empreinte.»
Locard souffla sur le flacon et la buée de son haleine montra des empreintes étendues et nettes. Il les colora avec du carbonate de plomb avant de les photographier et d’agrandir les photographies obtenues.
«Maintenant allez prélever les empreintes de cette jeune dame. Parfait. Faites parler ces témoins muets, les seuls véritablement dignes de confiance, en les comparant. Que constatez-vous?
— Ce sont… les mêmes… Mais comment…
— C’était évident et un peu de connaissance vous aurait permis de le déduire en entrant dans le wagon.»
J’en restais bouche bée.
«Sachez que dans les agressions réelles il n’y a jamais de ligotage et pas davantage de bâillon. Les criminels savent qu’aucun bâillon ne peut tenir et ne l’utilisent pas. Cela tient à des raisons anatomiques: de simples mouvements des mâchoires et du coup permettent de le faire glisser. Les malfrats utilisent la poire d’angoisse, autrement plus efficace.»
Inutile de pousser l’analyse plus loin, nous pouvons conclure sans aucun doute que cette jeune femme a tout mis en scène elle-même. L’affaire est réglée, et je plains sincèrement cette pauvre femme qui devra répondre de son vol. La jeune femme délivrée et assise, pleurant à chaudes larmes, acquiesçait honteusement de la tête.
J’étais aussi honteux qu’elle d’avoir cumulé autant d’erreurs, et en même temps, j’étais aux anges de travailler avec Locard. En à peine une heure j’avais appris davantage que depuis mon entrée dans la police. Ce nouveau poste s’annonçait extraordinaire!
L’enquête, les encadrés ainsi que les propos de Locard sont extraits de L’enquête criminelle et les Méthodes scientifiques paru en 1920, ainsi que de Confidences, Souvenirs d’un policier.
Eric DEDALUS
LES EMPREINTES DIGITALES
La première précaution à prendre lorsqu’on veut utiliser les traces pour la découverte du criminel, est d’empêcher absolument que personne ne touche ou ne dérange rien sur le lieu du crime, avant l’arrivée du magistrat ou de l’expert. Où trouve-t-on des empreintes digitales? Sur tous les objets polis et en particulier sur les débris de vitres brisées par l’effracteur, sur les verres et les bouteilles dont il s’est servi, sur les glaces et les plaques de propreté où il a appuyé sa main. On en trouve encore sur les bois vernis ou polis, sur les surfaces métalliques unies, comme les coffres-forts, les coffrets et les cassettes, ou plus rarement les serrures, sur la porcelaine, la faïence ou la terre vernissée, et enfin sur les papiers.
La recherche des empreintes doit se faire de préférence avec l’éclairage oblique. On les trouve plus facilement avec une bougie ou une petite lampe qu’en plein jour, du moins en ce qui concerne les empreintes latentes, c’est-à-dire simplement sudorales et qui ne se voient pas à la lumière directe. Quant aux empreintes sanglantes ou boueuses, elles sont toujours faciles à découvrir, et peuvent se rencontrer même sur des bois un peu rugueux, sur les murs, voire à la rigueur sur la peau du cadavre. Le linge ne comporte jamais d’empreinte utilisable, sauf les faux cols ou les plastrons en celluloïd.
Lorsque la trace trouvée sur le lieu du crime a été identifiée, on l’agrandit à un fort diamètre, cent vingt fois en surface par exemple. On procède de même pour le doigt de l’inculpé. Puis on dispose côte à côte, sur un même carton les deux photographies, et, sur chacune d’elles, on repère les points homologues caractéristiques, en les soulignant d’un trait rouge et en les cotant en marge d’un numéro correspondant. Il n’y a certitude d’identité que s’il y a au moins 12 points ainsi repérés.
La plupart des laboratoires possèdent des collections de fiches classées dans l’ordre dactyloscopique, c’est-à-dire suivant les types d’empreintes. Si donc une trace digitale a été trouvée sur le lieu du crime et qu’on ne sache à qui l’attribuer, il sera facile, en effectuant des recherches dans la collection de voir si elle ne s’identifie pas avec un dessin digital d’un criminel déjà arrêté auparavant pour un autre fait.
Lors d’une enquête se déroulant dans les années 20 et après, donnez plusieurs empreintes agrandies et imprimées (aisément trouvables sur le net) à vos joueurs qui ont prélevé des empreintes sur le lieu d’un crime. Laissez-leur le soin de comparer eux-mêmes les empreintes afin d’identifier le coupable. Ce sera bien plus immersif que de faire un jet de criminalistique!
LE PRINCIPE D’ÉCHANGE DE LOCARD
Avec ses nombreuses années d’expérience et d’observations des crimes, Locard a fini par formuler un principe auquel il a donné son nom. D’après ce principe, nul ne peut agir avec l’intensité que suppose l’action criminelle sans laisser des marques multiples de son passage.
Un échange a toujours lieu entre le criminel et le milieu où il commet son forfait: le criminel laisse des traces et emporte avec lui des éléments de la victime et du milieu. Laissées ou reçues, ces traces sont de sortes extrêmement diverses: empreintes de pas, empreintes de dents, débris sous-unguéaux, poussières, objets laissés par le criminel, traces d’effraction, taches.
Tout scénario d’enquête policière tournant autour d’un forfait se base sur ce principe. Pourquoi ne pas renverser ce principe? S’il n’y a pas eu d’échange (aucune trace laissée sur la scène par un suspect ou un suspect n’ayant rien emporté de la scène), c’est qu’il n’y a pas eu de crime, et que c’est donc la soi-disant victime qui a réalisé une mise en scène…
LA POIRE D’ANGOISSE
Il s’agit d’une petite masse piriforme qu’on introduisait de gré ou de force dans la bouche de la victime, et qu’on ouvrait alors à l’aide d’un ressort. Les quartiers, au nombre de quatre, s’écartaient, collant la langue au plancher de la bouche et distendant les mâchoires. On ne pouvait plus ni crier, ni parler, ni manger, ni retirer la poire si l’on n’avait pas la clef. C’est merveilleusement efficace et j’en ai quelques-unes dans mon laboratoire.
Il faudra que vous les essayiez, elles et le bâillon, pour vous rendre compte de leur redoutable efficacité ainsi que de l’inutilité de tout bâillon. N’oubliez pas que dans mon service on teste et on expérimente!
DE L’IMPORTANCE DES ONGLES DANS UNE ENQUÊTE
L’examen des débris que recèle tout ongle de malfaiteur, peu accoutumé aux raffinements de l’art des manucures, donne au policier des informations extrêmement importantes. C’est sous l’ongle que l’assassin gardera le plus longtemps des croûtelles de sang; c’est sous l’ongle que l’agresseur ou le violateur conserveront un débris pileux arraché à la victime; c’est là encore que des fils tirés des vêtements auront pu se fixer. C’est là enfin qu’adhéreront les poussières qui permettront de dire où est passé l’individu suspect. C’est ainsi qu’après un vol avec escalade, j’ai trouvé, sous les ongles du voleur, le cambouis d’un câble par lequel il s’était laissé glisser dans l’atelier d’un orfèvre. Le curage des ongles devrait toujours être la première opération pratiquée après l’arrestation d’un suspect.
LA POUSSIÈRE
La poussière est un amoncellement de débris. L’examen microscopique de ces débris permet d’en distinguer l’origine. Si donc on brosse les vêtements d’un homme, il sera possible de dire par le seul examen des poussières d’où il vient et ce qu’il a fait. Il y a ainsi les poussières professionnelles, comme il y a les déformations professionnelles. En recueillant les débris qui imprègnent la manche d’un forgeron ou d’un serrurier, on trouvera autre chose que sur les vêtements d’un menuisier ou d’un ébéniste.
L’application de ce principe donne en criminalistique les résultats les plus efficaces. En brossant un faux-monnayeur, on peut extraire assez de poussières métalliques pour montrer qu’il a d’autres occupations que son métier apparent. On a même pu établir de quels métaux il se servait, et dans quelle proportion. Les poussières des poches sont les plus intéressantes: on y trouve le résumé de tout ce que l’homme a fait quand il portait ce vêtement. On y pourra découvrir d’infimes traces sanglantes après un meurtre, alors que toutes les taches auront été soigneusement lavées. De même, et mieux encore, dans la rainure des couteaux.
VOUS AVEZ DIT BIZARRE?
«Les faits bizarres, insolites qui devraient le plus frapper les gens qui en sont témoins ne sont pas nécessairement ceux qui sont les mieux retenus, comme on le croit d’habitude. Il semble au contraire que l’esprit répugne à admettre ce qui est insolite, contraire à l’usage et à la routine, et qu’il préfère le probable, dont l’assimilation lui coûte évidemment moins de peine, et pour le classement duquel il a des cases toutes prêtes.»
Locard, L’enquête criminelle et les Méthodes scientifiques
Ce principe mis en lumière par Locard sera utile dans un jeu de rôle où le surnaturel et le bizarre sont présents. Dans l’Appel de Cthulhu par exemple, les investigateurs peuvent recueillir les témoignages de personnes ayant aperçu au loin des Byakhees ou d’autres horreurs venant de dimensions étranges afin d’obtenir des indices à leur sujet. Transformez les témoignages des habitants dépassés par le phénomène pour les rendre tous à la fois vraisemblables et divers. Les témoins parleront d’aigles (même s’il n’y en a pas dans la région), de corbeaux, de nuages noirs et pourquoi pas de cerfs-volants ou d’avion aux investigateurs. De cette manière aucun témoignage ne décrit ce qu’il a vu (un Byakhee). Tous les témoins rationalisent selon leur personnalité une expérience invraisemblable, qui devient dès lors impossible. De quoi donner matière à réflexion aux investigateurs qui vont se retrouver devant cette masse de témoignages contradictoires… Connaître les théories de Locard leur permettra précisément d’en déduire un fait trop étrange pour être enregistré tel quel par la mémoire, et d’en conclure une présence surnaturelle.