Coralie David, quel est ton parcours, dans le monde du JdR et à l’université?

Côté université, la première chose réellement visible que j’ai pu faire concernant le JdR est mon mémoire de master 1 en 2007. Il doit encore être disponible sur le GROG. J’essayais de montrer que notre loisir était aussi un mode d’expression littéraire et qu’il remettait totalement en question le rôle traditionnel de l’auteur. À l’époque, je jouais depuis quelques années et de façon assez intense. Il me semblait évident que je travaillerais sur le JdR comme objet de recherche: si j’avais joué à HeroQuest (le jeu de plateau de MB), lu des caisses de livres dont vous êtes le héros durant toute mon enfance ou passé mes jeunes années une Game Boy ou une manette de Super Nintendo à la main, j’ai découvert le JdR assez tard et ça a été une révélation. C’était surtout le fait de pouvoir vivre des aventures avec ses ami(e)s que je trouvais fascinant, l’aspect collectif, qui crée des liens forts entre les joueuses et les joueurs, un peu comme ceux qui peuvent apparaître entre les musiciens d’un même groupe.

Quand je disais, en deuxième ou troisième année de fac, que je voulais faire mon master 1 sur le sujet, j’entendais souvent: «Tu ne trouveras jamais personne pour te diriger là-dessus», et finalement, en mettant en avant des noms comme Tolkien ou Lovecraft, j’ai réussi à intéresser quelques professeurs. J’ai fait mon master 2 recherche sur la fantasy urbaine, et mon master 2 pro en édition sur les JdR à nouveau, mais cette fois-ci sous un angle éditorial. C’est là que j’aie rencontré Benoit Berthou et Anne Larue, qui ont accepté de me diriger sur ma thèse.

Parallèlement, et après mon master 2 pro en édition, j’ai commencé à travailler presque trois ans pour Black Book comme correctrice principalement (notamment Pathfinder), et je m’occupais également des romans. Depuis août 2012 j’ai rejoint l’équipe de Mnémos, où je suis directrice d’ouvrage. Concrètement, cela veut dire que je gère certains projets avec leurs auteurs, de la réception du manuscrit à la sortie du livre.

Quel est le sujet de ta thèse et quel en est, globalement [lol], le propos?

Pour résumer, c’est le rapport à mon avis assez unique que le JdR nous permet d’avoir à la fiction, mais aussi ses spécificités et ses liens avec d’autres médias. Comme tu le sais, je ne peux pas trop donner de détails sur le contenu de la thèse avant sa publication, mais je peux au moins évoquer les principaux points qu’elle aborde.

Dans un premier temps, il s’agit de revenir sur quarante ans d’histoire rolistique, avec cette focale: comment ce rapport avec la fiction a-t-il évolué? Quelles sont les spécificités du JdR? Qu’est-ce qui fait son «coeur»? Ce sont évidemment des questions qui parcourent l’ensemble de la thèse, mais c’est également l’occasion de revenir sur les premières années de théorie rolistique, de tenter de dégager de grandes tendances. L’objectif n’est pas de cliver mais de tenter d’approcher le JdR par différents angles et d’en montrer toute la diversité.

Ensuite, il m’a semblé important d’ouvrir le sujet pour tenter de prendre du recul par rapport à l’inscription du JdR dans la culture populaire et geek et de comparer leurs évolutions.

J’y parle un peu de musique (point souvent peu développé dans les études sur la culture geek), de jeux vidéo, de la communication ludique et interactive qui a le vent en poupe (Comme la campagne Why are you serious? organisée par la Warner pour la sortie du film Dark Knight.), un peu de comics également.

Le but est également de remonter la filiation avec la littérature de l’imaginaire de la première moitié du XXe siècle (Tolkien, Lovecraft) et de mieux montrer comment, là aussi, on est face à une tendance de plus en plus importante à ne plus créer uniquement des oeuvres au sens classique mais de véritables mondes à investir et dans lesquels on peut se projeter. En dehors des adaptations directes, le lien avec la structure des univers de JdR est assez intéressant à étudier et, à partir de là, j’essaie de comprendre comment ces derniers sont construits: comme des systèmes, oui, mais quel genre de systèmes? Comment est-ce que les JdR et leurs systèmes de jeu rendent ce matériau maniable par les joueurs et les joueuses? Et, pour boucler la boucle, comment cette façon de faire des mondes-systèmes se retrouve désormais dans d’autres oeuvres, d’autres médias? En d’autres termes, c’est aussi une manière d’étudier comment l’ensemble des genres de l’imaginaire devient, quels que soient leurs supports, plus interactif. L’objectif est aussi de s’interroger sur cette fameuse notion d’interactivité, qui semble avoir conquis toutes les sphères de la culture geek aujourd’hui. Finalement c’est un terme qui recouvre pas mal de choses différentes selon les médias et les genres, et le but est d’essayer de voir comment le JdR se positionne et à quels niveaux se joue l’interactivité, si celle mise en place par le JdR est spécifique. Il semble acquis pour pas mal de monde que le XXIe siècle sera celui du jeu, comme le XXe a été celui du cinéma et le XIXe celui du roman. L’objectif est ici de voir comment le JdR se positionne dans cette évolution.

Le prochain point concerne la relation entre narration et jeu en JdR. Que se passe-t-il autour d’une table de JdR, comment se crée l’histoire et qui est l’auteur de la partie? De quelle histoire parle-t-on exactement? Si certains théoriciens du jeu vidéo pensent que narration et jeu sont incompatibles, qu’en est-il en JdR?

Sont ensuite abordés les scénarios et les campagnes, pour tenter de comprendre comment fonctionne l’interactivité à ce niveau-là, c’est-à-dire l’influence des joueurs, le rôle du MJ, les structures narratives, etc. Au final, il s’agit encore de dégager les spécificités du JdR, mais ici sous l’angle précis de la narratologie, pour tenter de saisir comment ses mécanismes permettent de manipuler les éléments d’une histoire. La suite se concentre plus précisément sur l’influence qu’ont pu avoir ces mécanismes sur certaines oeuvres littéraires précises, ou certaines séries, lorsque la pratique du JdR par les auteurs est avérée, au-delà d’une simple mise en perspective cette fois. Enfin, je me penche plus particulièrement sur les systèmes de jeu, notamment les systèmes de résolution mais pas seulement, pour voir comment ces derniers réussissent à créer à la fois du jeu et de l’histoire.

Pourquoi faire une thèse sur le jeu de rôle? Quel est pour toi le rôle / l’intérêt de la théorie pour le JdR?

Déjà, le lien avec la littérature m’a toujours paru évident: en JdR, on génère des mondes et des histoires par le langage. Je ne dis pas catégoriquement que le JdR est, purement et simplement, de la littérature, mais un peu comme la BD qui contient des textes, le lien me semble bel et bien exister. Instinctivement, la littérature est assimilée à l’écrit, mais on oublie souvent que la littérature orale est, tout autant, de la littérature, bien qu’elle ne fasse pas l’objet de la même attention.

Qui plus est, les textes écrits et leur assimilation (livre de base, suppléments) font partie du jeu, pas toujours mais souvent. Ainsi, le rapport entre littérature et jeu que met en place le JdR m’a toujours intéressée, qu’il soit ténu ou fort, et il m’a semblé pertinent de l’étudier dans le cadre d’une thèse en littérature comparée.

De plus, vu que l’essentiel des travaux d’envergure disponibles en français sur le sujet (comme Les Forges de la fiction d’Olivier Caïra) sont l’oeuvre de sociologues et que nous n’utilisons pas les mêmes outils en littérature comparée, je tente humblement d’apporter un éclairage complémentaire. Enfin, au bout de quatre décennies, le JdR a pas mal évolué, tout comme le regard que portent les gens sur lui, surtout depuis l’avènement de la culture geek en général et vidéoludique en particulier. Il me semble qu’il est devenu plus facile de l’étudier. Le contexte est plus serein qu’il y a une douzaine d’années, même si son influence reste encore parfois reléguée au second plan. Par exemple, on trouve un certain nombre d’histoires du jeu vidéo, notamment RPG ou MMORPG, où le JdR n’est absolument pas mentionné.

L’intérêt et le rôle de la théorie pour le JdR, je dirais que c’est un peu comme une auberge espagnole, chacun y trouve ce qu’il vient chercher, parmi ce que les autres ont apporté: des pistes de solutions à des problèmes rencontrés lors de parties ou sur certains jeux, des outils pour improviser plus facilement, des mécanismes efficaces qui produisent tel ou tel effet autour de la table, mettre des termes sur des concepts abstraits difficiles à saisir autrement bien qu’on les ressente instinctivement, etc.

Ensuite, l’intérêt de la théorie, c’est qu’en comprenant mieux les spécificités du JdR, on touche aux raisons qui nous font jouer à ce jeu plutôt que d’aller voir un film entre ami(e)s. Si on arrive à bien les cerner, cela peut nous aider à plus facilement les mettre en valeur. Et l’autre versant, c’est d’emprunter à d’autres disciplines des outils théoriques (narratologie, game design vidéoludique, théories venues du GN, méthodes scénaristiques hollywoodiennes) qui peuvent nous être utiles, tout en gardant à l’esprit que le JdR étant un média spécifique, et qu’il nécessite pour certains aspects des outils d’analyse qui lui sont propres. Ça peut parfois faire gagner du temps et éviter de réinventer l’eau chaude, et si, je dis bien si, on a vraiment beaucoup de chance, tomber sur des solutions auxquelles d’autres ont déjà réfléchi pour nous.

Après, je relativise cette importance de la théorie; comme l’on peut prendre beaucoup de plaisir à faire de la musique sans jamais s’être intéressé à sa théorie pour un résultat aussi qualitatif, il en va de même pour le JdR. Il me semble qu’il faut surtout prendre la théorie comme un échange de bons procédés, et surtout un raccourci pour communiquer (qui peut parfois se transformer en labyrinthe, je pense par exemple à story game ou narrativiste qui sont des notions qui ne recouvrent pas forcément la même réalité pour tous les rôlistes). Par exemple, la distinction entre création de personnage, système de résolution et système d’évolution est assez pratique pour savoir de quoi on parle, plus précise que le plus englobant «système de jeu».

Quel accueil reçois-tu dans le monde du JdR et à l’université?

Il est bon, dans les deux mondes. À l’université, entre les colloques et les articles, je me suis rendue compte que ça intéressait beaucoup de monde, notamment pour les liens avec la littérature (lorsque je fais une communication, c’est très souvent dans l’optique comparatiste, par exemple pour parler des liens entre JdR et littérature jeunesse, JdR et littérature fantasy, etc.)

Dans le milieu du JdR, j’ai eu encore plus de réponses que prévu aux entretiens que j’ai demandés à des auteurs et éditeurs. Je me sens très chanceuse d’avoir eu les avis de toutes ces personnes qui ont pris le temps de me répondre, c’est un matériau très précieux.

Des projets pour l’avenir ?

Oh que oui ! Ça fait longtemps que j’ai envie de passer du côté obscur de la force, c’est-à-dire de faire de l’écriture à proprement parler, et j’ai commencé à travailler sur quelques projets, même si je ne peux pas en dévoiler davantage. Alors attention, je ne veux pas dire par là que j’ai un jeu dans les tuyaux ou quoi que ce soit d’aussi grande envergure, mais après une thèse, la correction et les relectures de JdR, en plus de mon boulot d’éditrice qui me donne maintenant une idée des rouages et des contraintes d’un projet, je commence humblement à faire mes classes comme une jeune padawan.

Après toutes ces années à travailler sur la théorie et à écouter des auteurs parler de leur passion, même si, forcément, on expérimente à sa table et qu’on écrit des choses dans son coin, je pense qu’il est impossible de ne pas avoir envie de se lancer dans la création et de se confronter à tout ça de façon directe.

 

Le mémoire de Master1: Le Jeu de Role – Mode d’expression littéraire

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